Quand le pouvoir qui juge dépend du pouvoir qu’il doit juger : la rupture silencieuse de l’État de droit français

Au regard de l’article 16 de la Déclaration de 1789, la configuration actuelle de la justice française pose une question vertigineuse : peut-on encore parler, au sens plein du terme, de « Constitution » lorsque l’exécutif tient, de fait, la clef des carrières, des priorités et des dossiers les plus sensibles de l’autorité judiciaire ?
I. Un texte de 1789 qui ne pardonne pas : l’article 16 DDHC
La France s’est dotée, dès 1789, d’un critère radical d’existence même de l’ordre constitutionnel. L’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen énonce :
« Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution. »
Depuis la décision du 16 juillet 1971 (« Liberté d’association »), la Déclaration de 1789 fait partie du bloc de constitutionnalité : ses dispositions, dont l’article 16, servent de base au contrôle de constitutionnalité des lois.
Autrement dit, l’article 16 n’est pas une formule historique anodine. Il fixe une condition de validité de la Constitution elle-même : sans garantie effective des droits et sans séparation déterminée des pouvoirs, le mot « Constitution » devient un simple décor normatif.
La Constitution de 1958 a tenté d’inscrire ce principe dans l’organisation de la justice :
- Article 64 : « Le Président de la République est garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire. (…) Les magistrats du siège sont inamovibles. »
- Article 65 : organise le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), compétent pour la nomination et la discipline d’une grande partie des magistrats.
En théorie, tout semble en ordre : un pouvoir judiciaire séparé, des garanties statutaires, un organe de protection (CSM).
C’est dans l’architecture concrète et les pratiques que la rupture apparaît.
II. Une indépendance proclamée, une dépendance organisée
1. La nomination des magistrats : une justice adossée à l’exécutif
Les magistrats ne sont pas élus ; ils sont nommés. Après concours et formation (notamment à l’École nationale de la magistrature), leur nomination, leurs affectations successives et leurs promotions passent par des actes pris :
- par le Président de la République,
- par le ministre de la Justice / garde des Sceaux,
- sur avis ou proposition du CSM, dont la composition résulte elle-même de choix politiques pour partie.
Pour les magistrats du siège, l’avis du CSM est parfois conforme et donc très protecteur ; pour d’autres fonctions, l’exécutif conserve des marges de manœuvre importantes. Le cas récent de la proposition de nomination de l’ancienne secrétaire d’État Charlotte Caubel au poste de procureure de Créteil – proposition ayant suscité un avis défavorable du CSM – illustre combien les postes stratégiques demeurent l’objet de tensions politiques.
Les conséquences sont connues de tous les praticiens :
- la carrière (postes prestigieux ou « placard ») est largement conditionnée par des décisions où l’exécutif intervient directement ou indirectement ;
- les postes sensibles (parquet national financier, juridictions spécialisées, grandes métropoles, haute hiérarchie judiciaire) sont l’objet d’arbitrages où l’enjeu politique est évident.
Dans un tel système, l’indépendance n’est jamais absolue : elle se confronte en permanence à la réalité du pouvoir de nomination.
2. Le parquet : un bras judiciaire de la politique pénale
S’agissant du parquet, la dépendance est encore plus nette. Historiquement, les procureurs sont placés sous l’autorité hiérarchique du garde des Sceaux, qui définit la politique pénale nationale et, longtemps, pouvait adresser des instructions individuelles dans des dossiers précis.
Si des réformes ont encadré ces pratiques, la culture de subordination n’a pas disparu. La Cour européenne des droits de l’homme, dans l’arrêt Moulin c. France (2010), a explicitement jugé que le parquet français ne dispose pas des garanties d’indépendance nécessaires pour être assimilé à une « autorité judiciaire » au sens de la Convention.
Autrement dit, aux yeux de la CEDH, le parquet reste davantage un organe de l’exécutif qu’un véritable pouvoir séparé.
III. Quand l’État juge l’État : un conflit d’intérêts structurel
Cette architecture n’est pas neutre. Elle produit un effet spécifique dans les dossiers d’État : affaires sanitaires, contrats d’armement, données de santé, grands contrats publics, affaires politico-financières, gestion de crises.
Dans ces affaires, on retrouve :
- d’un côté, les acteurs potentiellement mis en cause : membres du gouvernement, hauts fonctionnaires, dirigeants d’administrations centrales, titulaires de fonctions politiques de premier plan ;
- de l’autre, les décideurs de la politique pénale : garde des Sceaux, hiérarchie du parquet, responsables de la nomination à des postes clés.
Ces deux cercles appartiennent, pour l’essentiel, au même bloc de pouvoir.
Il s’agit moins d’accuser des individus que de constater une réalité institutionnelle :
le système place ceux qui doivent être contrôlés au cœur même des leviers qui structurent le contrôle.
Les effets en chaîne sont prévisibles :
- priorisation ou non-priorisation de certains dossiers,
- lenteur ou célérité des procédures selon l’enjeu,
- propension à classer sans suite ou à requalifier discrètement,
- auto-censure de magistrats conscients des « lignes rouges » qui conditionnent leurs perspectives de carrière.
Le conflit d’intérêts n’est plus ponctuel ; il devient structurel.
IV. Ce que dit l’article 16 : d’un État de droit formel à la « Constitution fantôme »
Replacée dans la lumière implacable de l’article 16 DDHC, la situation française appelle une grille de lecture claire.
1. La séparation des pouvoirs est-elle « déterminée » ?
Sur le plan strictement textuel, la séparation existe : Constitution, lois organiques, statut de la magistrature.
Mais dans la pratique :
- l’exécutif concentre des leviers décisifs sur la justice (nomination, discipline, politique pénale) ;
- le parquet, clé de voûte des poursuites, reste organiquement adossé au ministère de la Justice ;
- les affaires les plus sensibles pour l’État se jouent dans une zone où ceux qui pourraient être mis en cause et ceux qui décident de l’opportunité des poursuites appartiennent à la même sphère.
La séparation apparaît alors fragilisée, « déterminée » sur le papier mais indéterminée dans ses effets lorsque l’enjeu touche au cœur du pouvoir.
2. La garantie des droits est-elle « assurée » ?
Là encore, tout dépend du point de vue :
- Pour le citoyen ordinaire, la justice fonctionne, souvent avec compétence et dévouement.
- Pour les affaires impliquant des personnes ou des intérêts situés au sommet de l’État, la garantie des droits devient inégale, aléatoire, parfois théorique.
La protection des droits fondamentaux n’est plus uniforme ; elle varie selon la nature du dossier et le niveau de sensibilité politique.
Dans ce contexte, l’article 16 autorise un constat sévère :
la Constitution subsiste formellement, mais l’État de droit se trouve gravement vicié sur le terrain où il devrait être le plus exemplaire, celui du contrôle de l’État par la justice.
On peut parler de « Constitution fantôme » : le texte demeure, les institutions fonctionnent, mais la condition matérielle posée par 1789 – garantie des droits + séparation effective des pouvoirs – n’est plus remplie de manière crédible dès lors que les intérêts du pouvoir sont directement en jeu.
V. Légitimité, contrat social et crise silencieuse
Il serait juridiquement inexact de qualifier globalement les responsables publics d’« usurpateurs » au sens pénal : tant que les élections ne sont pas annulées et que les nominations ne sont pas cassées, les fonctions sont légalement investies.
La question qui se pose est d’une autre nature : celle de la légitimité.
Un pouvoir qui :
- organise une justice dépendante de ses décisions,
- maintient un parquet structurellement lié à son autorité,
- laisse perdurer des zones d’impunité pour les affaires le concernant directement,
respecte-t-il encore l’exigence d’article 16 ?
La réponse, de plus en plus souvent donnée par la doctrine critique et par nombre de magistrats eux-mêmes, est préoccupante : l’État de droit est en tension permanente. Certains hauts magistrats ont récemment mis en garde publiquement contre le risque de « découvrir la valeur de l’État de droit une fois perdu ».
Lorsque la séparation des pouvoirs n’est plus assurée dans les faits, le contrat social est atteint dans sa substance. Les citoyens peuvent continuer à respecter les formes ; ils n’en perçoivent plus la justice comme un recours impartial lorsque l’État est en cause.
VI. Une rupture fondatrice, matrice des autres dérives
Cette « rupture n°1 » – confusion des pouvoirs et capture du pouvoir judiciaire – n’est pas un scandale parmi d’autres ; elle est la condition de possibilité de la plupart des dérives ultérieures.
Qu’il s’agisse :
- de crises sanitaires gérées dans l’urgence, avec des décisions contestées sur le plan des libertés publiques et des responsabilités,
- de transferts de données sensibles (comme celles de santé) à des acteurs étrangers soumis à d’autres souverainetés,
- d’accords internationaux ou de réformes pénales qui semblent organiser, parfois, une forme d’impunité de fait pour certains décideurs,
un fil rouge apparaît : la difficulté, voire l’incapacité, de la justice à contrôler sereinement et efficacement l’action de ceux qui gouvernent.
Tant que cette architecture perdure, chaque nouveau « scandale » se heurte au même plafond de verre institutionnel. L’indignation s’exprime, les révélations se succèdent, mais les mécanismes de responsabilité restent en-deçà de ce qu’exigerait un État de droit pleinement assumé.
VII. Conclusion : l’heure du courage constitutionnel
Poser ce diagnostic n’est ni céder au catastrophisme, ni appeler à la rupture brutale de l’ordre juridique. C’est, au contraire, prendre au sérieux la promesse faite par la France en 1789 et réaffirmée en 1971 : une Constitution n’est pas seulement un texte ; c’est un engagement effectif à garantir les droits par une séparation réelle des pouvoirs.
Plusieurs voies existent dans le cadre du droit :
- renforcer substantiellement l’indépendance du parquet,
- revoir en profondeur le rôle et la composition des organes de nomination,
- inscrire dans la Constitution des garanties qui rendent réellement inaccessibles aux pouvoirs politiques les leviers qui conditionnent l’action pénale dans les dossiers d’État,
- ouvrir, le moment venu, un débat constituant sur la refonte des équilibres institutionnels, sous le contrôle du peuple souverain.
Mais le préalable est ailleurs : il tient à la lucidité. Tant que la société française acceptera de considérer comme « normal » que le pouvoir qui juge dépende du pouvoir qu’il doit juger, la promesse de l’article 16 restera un serment trahi.
L’exigence est simple, et elle est ancienne :
garantir réellement les droits, séparer effectivement les pouvoirs.
À défaut, il faudra accepter de nommer les choses par leur nom : ce qui subsiste n’est plus l’État de droit tel que la France prétend l’incarner, mais une Constitution d’apparat dont l’ombre ne suffit plus à rassurer une démocratie en quête de vérité et de justice.
Gabriel RI
